Santé mentale et addictions : une approche populationnelle au Collège de France
Félicitations Maria Melchior, vous venez d’être nommée titulaire de la chaire de Santé publique du Collège de France sur le thème « Santé mentale et addictions : de la souffrance individuelle à l’action populationnelle ». Pouvez-vous nous présenter cette chaire ?
La chaire de Santé publique du Collège de France existe depuis 2018 et invite pour un an une personnalité du domaine. Elle aborde des thématiques variées liées à la santé publique. En 2025, dans le contexte de la Grande cause nationale consacrée à la santé mentale, il a été souhaité que la chaire mette l’accent sur ce sujet.
Ma leçon inaugurale aura lieu le 4 décembre prochain. Elle sera suivie de deux cours avant la fin de l’année, puis d’un cycle de six cours, tous les lundis de 10 à 11h (https://www.college-de-france.fr/fr/chaire/maria-melchior-sante-publique-chaire-annuelle/events). J’ai invité plusieurs collègues – sociologues, biologistes, économistes – pour croiser les regards. L’objectif est d’aborder la santé mentale de façon pluridisciplinaire, en lien avec les inégalités sociales et les déterminants sociaux de la santé.
Enfin, un colloque international est prévu le 29 mai 2026, qui viendra prolonger ces échanges.
Qu’espérez-vous développer à travers cette chaire ?
Je suis très honorée de cette nomination. Le Collège de France a été fondé pour enseigner des savoirs nouveaux, non encore diffusés dans les universités traditionnelles.
Ce qui me tient particulièrement à cœur, c’est de faire connaître l’épidémiologie sociale, une approche encore peu enseignée en France. Je souhaite montrer comment elle permet d’analyser les inégalités sociales en santé mentale et en addictions.
Les cours aborderont aussi la manière dont on définit les troubles mentaux à travers les classifications médicales comme le DSM ou la CIM, ainsi que les facteurs sociaux qui influencent leur apparition – le travail, le logement, la famille, les conditions de vie… L’idée est de donner à voir la santé mentale dans sa complexité, entre sciences médicales et sciences sociales.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de ce qui vous a menée vers la santé mentale et les addictions ?
Mon parcours est assez atypique. J’ai commencé par des études de psychologie aux États-Unis, avec une forte dimension scientifique : neurosciences, sciences cognitives, statistiques. Puis, je me suis orientée vers la santé publique et plus spécifiquement l’épidémiologie sociale.
J’ai rejoint l’Inserm en 2007, à une époque où l’épidémiologie psychiatrique était encore très peu développée en France. Il existait des recherches cliniques, mais peu d’études populationnelles. J’ai voulu contribuer à combler ce manque en travaillant sur les déterminants sociaux des troubles mentaux et des addictions.
Justement, comment définit-on la santé mentale d’un point de vue épidémiologique ?
En épidémiologie, on s’appuie sur les classifications médicales internationales (le DSM et la CIM) pour identifier les troubles psychiatriques.
Nous travaillons sur des enquêtes en population générale, centrées sur les troubles les plus fréquents : dépression, troubles anxieux, TDAH, ainsi que sur les addictions au tabac, à l’alcool ou au cannabis.
Comment travaillez-vous concrètement sur ces questions ?
Nous menons principalement des enquêtes quantitatives. Cela concerne à la fois la population globale et des groupes marginalisés – personnes sans abri, sans papiers, etc.
Nous exploitons des cohortes longitudinales comme Constances ou Elfe, qui suivent des milliers de participants sur la durée, et une cohorte que notre équipe pilote depuis longtemps, Tempo, qui permet d’analyser les trajectoires de santé mentale de l’enfance à l’âge adulte.
Nous réalisons aussi des études interventionnelles, pour tester des dispositifs de prévention ou d’accompagnement visant à réduire les inégalités sociales.
Quels sont, selon vous, les principaux déterminants sociaux des troubles psychiques ?
La pauvreté et le manque de ressources financières constituent des facteurs majeurs. Nous observons un gradient social très net : plus les conditions de vie sont défavorables, plus les troubles psychiques sont fréquents. À cela s’ajoutent la précarité alimentaire, l’instabilité professionnelle ou encore le logement précaire. Ces situations sont génératrices de stress et contribuent au mal-être.
Il faut également souligner le rôle déterminant des violences subies au cours de l’enfance et de l’adolescence — qu’il s’agisse de maltraitances, de négligences, d’abus sexuels ou de violences psychologiques — dont les conséquences psychiques peuvent être profondes et durables. Ces expériences traumatiques interagissent souvent avec les conditions sociales défavorables, renforçant les inégalités face à la santé mentale.
La pauvreté concerne aujourd’hui environ 15 % de la population française, et la précarité alimentaire près de 10 % – des chiffres qui ne cessent d’augmenter.
Quelles recommandations formuleriez-vous à destination des pouvoirs publics ?
Il faut d’abord mieux adapter l’offre de soins aux besoins réels. Les personnes les plus précaires sont souvent celles qui ont le moins accès aux soins psychologiques ou psychiatriques.
Il existe des structures spécialisées, mais leur nombre reste insuffisant.
Il faut aussi agir en amont, sur les déterminants sociaux : le logement, le travail, la sécurité économique. Ces leviers ont un impact direct sur la santé mentale, même s’ils dépassent le seul champ médical.
Concernant les addictions, observez-vous des tendances nouvelles ?
Oui, les addictions sans produit prennent de l’ampleur. L’addiction aux jeux de hasard et d’argent est ancienne, mais les plateformes en ligne et les paris sportifs ont favorisé sa progression.
L’addiction aux jeux vidéo est désormais reconnue comme une pathologie par l’OMS et l’on discute aussi de l’addiction aux réseaux sociaux, qui soulève des questions sur notre rapport aux écrans, au plaisir et au contrôle de soi. On peut quand même signaler que les niveaux de consommation de tabac, d’alcool et de cannabis sont en nette baisse, notamment chez les jeunes, ce qui constitue une évolution encourageante en matière de santé publique.
Y a-t-il un lien de cause à effet entre troubles psychiques et addictions ?
Les deux se renforcent mutuellement.
Certaines prédispositions psychologiques, comme l’impulsivité ou le TDAH, augmentent le risque d’addiction.
Mais inversement, la consommation de substances (alcool, cannabis) peut favoriser à long terme l’apparition de troubles dépressifs ou anxieux.
Heureusement, il n’est jamais trop tard pour arrêter : les bénéfices pour la santé sont visibles, quel que soit le moment où l’on met fin à une consommation.
Depuis la pandémie, la santé mentale est devenue une priorité nationale. En quoi la “Grande cause nationale” y contribue-t-elle?
Cette initiative fait suite aux enquêtes menées pendant la crise du Covid, qui ont montré une dégradation marquée de la santé mentale, surtout chez les jeunes.
Elle a conduit à des mesures concrètes comme le dispositif « Mon soutien psy », désormais accessible à tous et remboursé, pour favoriser un accès plus précoce aux soins psychologiques.
C’est un progrès, même s’il reste des inégalités territoriales : trouver un psychologue est plus facile à Paris que dans certaines zones rurales.