Le choléra en Haïti : histoire d’une investigation scientifique

"Une incroyable histoire de dévoiement de la science et de perversion du débat scientifique, qui nous ramène à un débat fondamental autour de la science, celui de l’intégrité scientifique et des conflits d’intérêts. C’est aussi l’histoire d’une vérité scientifique qui finit par émerger grâce à l’inventivité, le pragmatisme, l’opiniâtreté de quelques-uns, et Renaud Piarroux
a été de ceux-là." - Professeur Bruno Riou, doyen de la Faculté de médecine Sorbonne Université. Lire l'ouverture du colloque international sur la santé mondiale, la science et la politique de sécurité sanitaire

Les 24 et 25 mai 2022 s’est tenu le colloque sur la santé mondiale, la science et la politique de sécurité sanitaire à Sorbonne Université. Cet événement a rassemblé une cinquantaine de personnalités de la recherche médicale, scientifique et politique. Il a permis de rendre hommage aux travaux de recherche du Professeur Renaud Piarroux sur le choléra en Haïti relatés dans l’ouvrage Choléra, Haïti 2010-2018 Histoire d'un désastre.

Professeur à la Faculté de médecine Sorbonne Université, épidémiologiste et chef du service de parasitologie - mycologie à la Pitié Salpêtrière, Renaud Piarroux y raconte l’histoire de l’investigation scientifique qu’il a menée sur les origines et l’évolution de l’épidémie du choléra en Haïti.

Entretien avec le Professeur Renaud Piarroux.

Professeur Renaud Piarroux, vous êtes l’auteur de Choléra, Haïti 2010-2018, Histoire d'un désastre. Pourquoi avoir écrit cet ouvrage ?
« Il était important de faire connaître l’histoire du choléra en Haïti car cette épidémie a causé des dizaines de milliers de morts à cause de négligences importantes des troupes de l’ONU. Tout a commencé en 2010, neuf mois après un tremblement de terre en République d’Haïti.

Une épidémie de choléra s’est abattue violemment sur le pays. Face à l’ampleur de ce désastre humanitaire (il n’y avait jamais eu de choléra en Haïti), le gouvernement haïtien a demandé une enquête scientifique aux experts internationaux de l’OMS et des Center for Disease Control américains présents sur place qui n’ont pas souhaité la mener. L’Ambassade de France m’a alors sollicité pour venir enquêter sur place.
Entre temps, des scientifiques américains avaient émis une théorie liée au réchauffement climatique qui affirme que lorsqu’il fait plus chaud et qu’il y a plus de pluie, cela entraîne la prolifération de la bactérie du choléra dans l’environnement, et qu’ensuite, les gens se contaminent et tombent malade.

Cette théorie de l’environnement, est-ce une théorie ancienne ?
Elle provient de travaux réalisés dans les années 90 et qui ont été mal interprétés. Elle a aussi été à la base du plan de lutte contre le choléra en Haïti qui postule que la bactérie ne peut être éliminée parce qu’elle est dans l’environnement.

Quelle histoire a été racontée ?
Pour faire croire cela, il a été expliqué que l’épidémie avait démarré au bord de la mer. L’OMS et les Nations-Unis ont dissimulé les premiers cas survenus dans des collines à des dizaines de kilomètres de la côte, à côté d’un camp militaire. C’est ce que l’investigation a démontré. Quand mon rapport a été connu (avant l’édition de ma publication en 2011), le secrétaire général de l’ONU a nommé une commission pour mener une contre-enquête. Les experts choisis étaient connus pour leur appui à la théorie environnementale du choléra. C’est comme ça que cette théorie est entrée dans les esprits. Ensuite, ceux qui ont rédigé le plan de lutte ont été influencés par les scientifiques qui avaient avancé cette théorie environnementale. Dans un premier temps cela a permis de dédouaner l’ONU mais cela a mis ensuite la lutte contre le choléra dans une impasse puisqu’on n’avait pas les moyens de lutter contre une bactérie installée dans l’environnement.

Combien de temps êtes-vous resté sur place ?
L’investigation sur place a été assez courte. Trois semaines sur le terrain m’ont permis de mener l’investigation. La controverse et le débat sur les résultats qui ont suivi ont été compliqués à gérer. Il fallait malgré tout montrer que l’on pouvait lutter contre le choléra, que l’on pouvait l’éliminer.

Comment avez-vous mené cette étude épidémiologique ?
Je l’ai mené avec des collègues épidémiologistes en Haïti. Sur une épidémie il faut savoir où est le point de départ. Cela se fait en allant dans les différents hôpitaux, en découvrant d’où les malades étaient venus, en posant le tout sur des cartes, en faisant des courbes et en retraçant le déroulement de l’épidémie. Je savais déjà qu’il y avait des soldats népalais sur place et qu’il y avait du choléra au Népal. L’épidémie avait démarré chez les militaires (ils ne l’ont jamais reconnu), ce qui a rempli les fosses septiques de la bactérie du choléra, déversées ensuite dans le fleuve Artibonite. Loin en aval, des personnes ont bu l’eau du delta du fleuve, ce qui a provoqué l’explosion épidémique.

Quelle revue scientifique a accepté de publier vos résultats ?
Ce genre d’histoire est difficile à publier. Le Lancet n’a même pas voulu faire reviewer mon article. J’ai donc trouvé une autre revue scientifique, tout aussi crédible dans le domaine des épidémies : la revue Emerging Infectious Diseases, une publication des centres américains de contrôle et de prévention des maladies (CDC). J’avais déjà rédigé des articles dans cette revue très cotée. J’ai écrit au rédacteur en chef qui a accepté. Ensuite j’ai eu cinq reviewers qui ont disséqué chaque argument et pesé chaque mot. L'article et le résumé1 exposaient clairement que tout avait commencé à côté d’un camp militaire, l’hypothèse la plus probable étant que les militaires avaient déversé leur fosse septique avec la bactérie Vibrio cholerae.
D’autres scientifiques au fil du temps ont complété cette étude en récupérant les souches du Népal en les comparant aux souches d’Haïti. Une fois établie l’origine de l’épidémie, il a fallu obtenir une modification du plan d’élimination pour qu’il intègre des activités de lutte contre la transmission autour de chaque cas détecté.
Le représentant de l’Unicef a bien voulu nous écouter mes collègues et moi en finançant les premières équipes chargées de casser les chaînes de transmission autour des malades. En 2016, le Secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, a fini par demander pardon aux Haïtiens. Cela a remis
à l’agenda la lutte contre le choléra, augmenté les moyens disponibles et en deux ans le choléra a été éliminé.

Quelles comparaisons pourrait-on faire entre l’histoire de la bactérie du choléra en Haïti avec celle de la Covid-19 ?
Au début de la Covid-19 en 2020, nous avons présenté le projet Covisan à Martin Hirsch, inspiré du contact tracking mis en place en Haïti. C’était bien de montrer que ce que l’on fait à l’autre bout du monde peut servir. J’ai fait venir un ami qui avait travaillé en Haïti sur les équipes mobiles et qui a aidé à mettre en place la mission à la Pitié-Salpêtrière. C’était un peu comme une mission humanitaire. Nous voulions généraliser cette approche au niveau national, mais cela a pris beaucoup trop de temps. Et lorsque les visites à domicile ont été préconisées par le ministère et l’Assurance maladie, il était trop tard pour se débarrasser du covid.

Vous avez dit sur France culture que le choléra en Haïti est un sujet de recherche académique
Oui cela répond à plusieurs questions : comment fonctionnent les épidémies de choléra ? Est-ce qu’elles débutent au niveau de l’environnement ? Comment organiser des campagnes de vaccination, les équipes mobiles, le contact tracking ? C’est de la recherche opérationnelle. Plus de 400 articles ont été écrits sur le choléra en Haïti. Certains se sont intéressés à la controverse sur l’origine, d’autres ont prôné la vaccination (avec le soutien de la Fondation Bill et Melinda Gates, notamment). Il y a aussi eu des recherches sociologiques sur les effets de l’épidémie (perception du choléra).

Qu’est-ce que cette expérience en Haïti ajoutée à celle de la Covid-19 vous a-t-elle appris ?
Beaucoup d’événements qui surviennent dépendent du comportement de quelques personnes. Dans les épidémies finalement ça tient à rien. Si le médecin du camp népalais s’était comporté différemment, l’épidémie aurait pu être évitée.
Les scientifiques disposent aussi d’un effet de levier important, ils peuvent permettre d’arrêter une épidémie s’ils orientent correctement les interventions.
Avec la Covid-19, des problèmes similaires se posent à propos de l’origine de la pandémie. Comme dans l’exemple du choléra en Haïti, un article est paru dans le Lancet en février 2020 expliquant que chercher autre chose qu’une cause naturelle à la covid19 était du complotisme. Je ne suis pas d’accord : une épidémie n’est pas toujours d’origine naturelle, cela peut être une erreur humaine comme le choléra en Haïti, et le reconnaître n’est pas faire preuve de complotisme.

Pour la Covid-19, y a-t-il eu des articles scientifiques d’investigation sur son origine ?
Les scientifiques n’ont jamais eu le droit d’aller investiguer du côté des laboratoires de recherche à Wuhan. Quand l’OMS a fait son enquête ils n’ont pas investigué cette partie-là. Pourtant, des recherches y étaient menées, en collaboration avec des équipes américaines coordonnées par un certain Peter Daszak qui a été en première ligne pour discréditer tous ceux qui évoquaient une possible fuite de laboratoire2. Il a notamment coordonné l’écriture de l’article de février 2020 dans le Lancet qui a fortement influencé l’opinion publique mondiale et permis d’exclure cette hypothèse pendant plus d’un an, jusqu’à ce que le contenu des recherches menées soit enfin connu.

Lors d’une épidémie, il est impératif de mener une investigation la plus complète possible. Cela permet en particulier d’orienter la stratégie de lutte. En Haïti c’est ce qui a permis d’aboutir à l’élimination du choléra. S’il n’y avait pas eu d’investigation, nous serions partis avec l’idée que le choléra allait devenir permanent.


1 Understanding the Cholera Epidemic, Haiti: https://wwwnc.cdc.gov/eid/article/17/7/11-0059_article

2A call for an independent inquiry into the origin of the SARS-CoV-2 virus : https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.2202769119