La créativité à la lumière des neurosciences
Neurologue et chercheure à l’Institut du Cerveau, Emmanuelle Volle s’intéresse aux fonctions cognitives complexes qui permettent de contrôler nos pensées et nos comportements.
Passionnée par l’étude des processus créatifs, elle décortique les opérations mentales à l’origine de la créativité et tente de comprendre comment le cerveau les met en œuvre. Ces recherches pourraient servir de base pour à terme développer des outils testés scientifiquement en vue d’améliorer les capacités créatives.
Comment définissez-vous la créativité ?
Emmanuelle Volle : Il est difficile de définir la créativité en tenant compte de toutes ses facettes. Je dirais qu’à partir du moment où nous sommes face à un problème nouveau qui n’a pas de solution préétablie, nous faisons appel à notre capacité créative. En neurosciences, la créativité est définie de façon consensuelle comme la capacité à réaliser une production à la fois originale et appropriée (intentionnellement nouvelle et adaptée au contexte).
Quelles sont les grandes étapes qui jalonnent le processus créatif ?
E. V. : Selon le modèle de Wallas souvent repris, on distingue 4 étapes du processus créatif, qui peuvent se répéter :
D'après plusieurs études, l’étape d’incubation serait bénéfique à la résolution de problème et à la survenue d’illumination, surtout si nous faisons, durant cette période, quelque chose qui n’est ni trop difficile, ni de même nature que le problème initial. Pendant que nous laissons décanter un problème de mathématiques, il vaut ainsi mieux jouer de la musique plutôt que de résoudre un autre exercice de maths.
En tant que neuroscientifique, comment évaluez-vous la créativité des individus ?
E. V. : J’utilise plusieurs approches de psychologie expérimentale pour explorer les capacités créatives de personnes ayant ou non des lésions cérébrales, dans le but d’identifier les mécanismes cognitifs qui sous-tendent le processus créatif, d’explorer les réseaux neuronaux en jeu et d’examiner l'impact des pathologies neurologiques sur le potentiel créatif. Pour évaluer la créativité, trois approches ou paradigmes sont utilisées en neurosciences cognitives : la pensée divergente, la résolution de problème avec « insight » et la combinaison associative.
La plus utilisée est celle de la pensée divergente qui consiste à générer le plus d’idées originales en un temps limité. Il s’agit par exemple de demander à la personne de donner le maximum d’utilisations alternatives de ce que l’on pourrait faire avec un objet de la vie courante, comme une boîte en carton.
Une deuxième approche s’intéresse à la résolution de problème avec « insight ». L’insight désigne le phénomène « eurêka ! », qui survient quand la solution d’un problème se produit comme par illumination, soudainement, sans effort et sans pouvoir formuler les étapes de résolution. L’énigme des 9 points est l’une des tâches les plus connues. Dans ce problème, il faut relier ces 9 points avec seulement 4 lignes droites sans lever son crayon.
Enfin, une troisième approche repose sur la théorie selon laquelle la créativité correspondrait à la capacité de combiner des idées par association. La tâche phare consiste à donner trois mots non liés entre eux et à demander à la personne de trouver un mot en rapport avec l’ensemble de ces trois items. Cette tâche suscite aussi un phénomène « eurêka ».
Ces différents tests cognitifs donnent des mesures objectives quantitatives, mais n’évaluent pas toutes ses dimensions (comme par exemple la personnalité, la motivation, l’environnement), même si elles permettent d’en mesurer les effets.
Des recherches récentes, dont vos travaux récents, indiquent que la créativité repose principalement sur deux réseaux cérébraux. Pouvez-vous en dire plus ?
E. V. : Les deux principaux réseaux cérébraux* identifiés dans le processus créatif sont :
• Le réseau frontopariéto-temporal latéral (en rouge) qui exerce un contrôle sur nos pensées et nos comportements, permet d’inhiber les idées inappropriées, de sélectionner les meilleures idées et de les combiner entre elles.
• Le réseau par défaut (en bleu) qui est associé au vagabondage mental et jouerait un rôle dans l’association spontanée des idées.
Dans notre équipe, nous avons montré que, lorsqu’une lésion cérébrale touche l’un ou l’autre de ces réseaux, la capacité créative est altérée et que chaque réseau est impliqué pour des mécanismes distincts de créativité.
Quels autres facteurs influencent notre créativité ?
E. V. : Nos émotions, notre motivation, nos traits de personnalité et notre environnement influencent notre capacité créative.
Des études ont, par exemple, montré que de fait d’être dans un état émotionnel positif, comme la joie, améliorait la performance créative, alors que le stress pouvait au contraire, sous certaines conditions, la diminuer.
D’autres recherches ont révélé que la motivation inhérente à la personne et à la tâche, c’est-à-dire lorsque l’individu est motivé par la tâche en elle-même, est un facteur favorable à la créativité. En revanche, la motivation venant d’une incitation extérieure est moins efficace voire délétère pour la créativité.
De même, un environnement de travail qui valorise le fait d’avoir des idées nouvelles ou d’être original favoriserait la créativité.
Quels exercices pratiquer pour entraîner l’efficacité de notre créativité ?
E. V. : Il y a très peu d’études en ce sens et le transfert dans la vie réelle de l’efficacité d’un exercice n’est pas facile à mesurer.
Sans parler d’exercice, nous pouvons exploiter ce que nous connaissons grâce aux sciences cognitives et nous mettre dans des situations propices à la créativité, comme par exemple, le fait de laisser décanter un problème, d’être dans un état émotionnel stimulant et positif, de prendre conscience de nos schémas de pensée qui parfois nous enferment dans une direction, etc.
Par ailleurs, il existe de nombreuses formations et ouvrages promettant de favoriser l’innovation ou la créativité pour un projet donné. Il serait intéressant de faire un meilleur maillage entre les recherches fondamentales étudiant les mécanismes de créativité et les applications dans le monde réel afin, pourquoi pas, de développer de nouveaux outils testés scientifiquement dans ce domaine.
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* un réseau cérébral est un ensemble de régions activées simultanément.